"Othello et après..." : Louheibi réinterroge la place de l'Homme du Sud dans l'œuvre de Shakespeare
Ce 30 novembre 2024, le public s'est déplacé en grand nombre à la Cité de la culture à Tunis pour voir "Othello et après..." du metteur en scène Hamadi Louheibi. Cette pièce a l'honneur de faire la clôture de la 25ᵉ édition des Journées Théâtrales de Carthage dirigée par Mounir Argui.
En effet, l'œuvre de Louheibi s'attaque aux très grands du théâtre, à savoir Shakespeare. Plus particulièrement, la place qu'accorde ce dramaturge à Othello. Celui-ci est un Homme du Sud que Shakespeare dessine comme devenant monstre en Occident, et il le fait sortir de l'histoire en montrant qu'il se suicide vers la fin. Louheibi revient sur tout ceci en décidant qu'Othello ne tue pas sa femme et ne se suicide pas non plus vers la fin. Même s'il sait que sa femme, Desdemona, le trompe, il finira par lui porter secours.
Certains comédiens peuvent mieux faire
Dans cette fresque théâtrale jouent tour à tour Mhadheb Rmili, Nourredine Hamami, Chawki Khouja, Bahram Aloui, Samia Bouguerra, Ibaa Hamli, Faten Chouabi, Ahmed Majri, Chaima Rhaoulia et Rayen Sallem. La prestation de ces comédiens était très impliquée et juste. Le mouvement de certains acteurs était long, en revanche, et pas très théâtral (ceci nécessite plus de préparation physique pour la représentation). Par exemple, la scène de combat entre Othello et Cassio était très artificielle et ankylosée. Quant au texte, il était très beau, les dialogues sont bien huilés et sont en arabe littéraire. De ce fait, il y a un respect scrupuleux du texte initial de Boukthir Douma, du moins le texte littéraire collectif sur lequel se sont mis d'accord les différents acteurs.
"Othello et après..." casse la frontière entre les comédiens et le public
En réalité, Louheibi revient aux principes du théâtre classique avec la centralité du texte et la narration linéaire. Dans la représentation, il y a également l'usage de plusieurs designs de scène pour signaler le changement de lieu de la narration. Des fois, c'est la cathédrale, d'autres des séquences extérieures et d'autres encore, c'est un lieu d'enfermement où se trouvait Desdemona.
Il faut dire que ce spectacle n'a pas été préparé pour être présenté dans le cadre de la boite italienne. Dans sa conception même, il peut se jouer dans des espaces libres. D'ailleurs, le metteur en scène a fait intervenir un de ces personnages, la mère, du milieu des spectateurs. Aussi, Othello a descendu deux fois de la scène pour justifier la nouvelle position intellectuelle de l'œuvre.
Nourredine Hamami et Ahmed Majri se distinguent
La trame de cette œuvre, son rythme, est très dynamique avec le changement de situations dramatiques et l'usage des chorégraphies très bien préparées par Chaima Rhaoulia et Rayen Sallem. Le piment de cette fable a été, sans aucun doute, Nourredine Hamami avec son interprétation très fluide coulant de source et l'excellent Ahmed Majri avec sa guitare sèche et sa voix limpide ; ces derniers ont bel et bien suscité l'osmose du public. Le point fort également de ce récital, ceci ne veut pas dire que les autres ne sont pas bons, c'est Mhatheb Rmili par sa voix rocailleuse ainsi que sa performance pleine de rage et de perplexité. Aussi, Bahram Aloui a fait une tirade exceptionnelle, très sincère, arrivant à toucher l'auditoire. Faten Chouabi a interprété brillamment, de manière convaincante et pleine de sensibilité, l'un des principaux rôles de cette fable : Desdemona. De surcroît, Ibaa Hamli a été très charismatique et belle. Elle a incarné Emilia la femme de Lago. Elle passe en l'occurrence d'une femme obéissante, adoratrice de Dieu à une femme complètement libre et déchainée, remettant en questions l'ensemble des codes sociaux de l'époque. Samia Bouguerra, dans le rôle de la mère d'Othello, a été vraiment magnifique par la force de sa présence, l'intonation ainsi que le ton de son discours à la fois apocalyptique et théâtral, comme on le voit dans l'extrait ci-dessous.
Petit extrait de la pièce, moment emblématique de la pièce "Othello et après..." de Hamadi Louheibi ©culturetunisie.com
L'interculturel...où va-t-on ?
Esthétiquement, l'œuvre de Louheibi peut être classée dans la catégorie de ce que les Américains appellent le théâtre de Broadway : des visages connus et une reformulation d'une intrigue classique. En dernier lieu, l'œuvre "Othello et après..." interroge l'interculturalité, le rapport à l'Occident dominant et la signification de la fraternité avec la prégnance de la Raison d'État ainsi que la domination de son récit officiel et solennel. Dans cette perspective, on pourrait dire que Louheibi défend la vision préconisée par Jean Cocteau : "l'harmonie (dans la mondialisation, Ndlr), c'est la conciliation des contraires, et pas l'écrasement des différences"(Lettres à Milorad, paru à Paris en 1981). Œuvre, au final, certainement à voir et à revoir, car à travers elle, le metteur en scène envisage d'entreprendre un dialogue international au sein de la filière de l'art vivant et atteindre, pourquoi pas, une dimension mondiale dans le 4ᵉ art. La voix inaugurale, et lors de la chute du spectacle, de Mohamed Sayari en voix-off, pourrait participer à concrétiser cette ambition.
Article donnant envie de voir cette pièce. Où on peut la voir ?