"Prometheus-The Blue kangaroo" de Simone Mannino : solitude, hallucinations et espoir
- Mohamed Ali Elhaou
- 28 mars
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 29 mars
Dans le cadre de la troisième édition des "Théâtres du monde" organisée par le Théâtre national de Tunis, un public italo-tunisien avait rendez-vous le 26 mars 2025 avec la énième représentation de la pièce "Prometheus-The Blue kangaroo". Ce public était composé de personnalités connaisseuses du monde du 4ᵉ art. La pièce est du metteur en scène Simone Mannino. Dans cette pièce jouent des comédiens très rodés au monde de la scène et du spectacle, en l'occurrence, le monstre sacré Jamel Madani (Prométhée), Aymen Mabrouk, Mariem Sayeh, Giorgio Coppone et Chiara Muscato. Les trois premières questions que le spectateur se pose : pourquoi Prometheus, pourquoi le kangourou et quel message ?

Tout d'abord, le spectateur, dès l'entame de la pièce, sait déjà que les événements de cette représentation se déroulent en 2072. Sur le plan de la scénographie, la prouesse de cette pièce est qu'il y a une double scène. Deux scènes superposées. En effet, au milieu de la scène, il y a une deuxième scène plus exiguë sur laquelle sont placés lit, chaise et bureau. C'est un décor minimaliste, aseptisé et presque "hôpital". La singularité de cette scénographie, c'est qu'elle permet la sortie et l'entrée des comédiens sans que le spectateur sache d'où cela s'opère. En ce sens, elle favorise la magie du théâtre.
Aussi, dans le style boîte italienne de représentation, le public est mis en difficulté, de façon exprès, dans le suivi du déroulé du spectacle, car la scène surplombe le public et quasiment emprisonne son regard. En outre, à plusieurs moments de "Prometheus-The Blue kangaroo", le son dérange par le parasitage et le matraquage qu'il produit dans l'oreille du public. Un spectacle dans lequel se mêlent différents langages artistiques et des réflexions sur les fractures de notre contemporanéité.
Situé désormais dans une société de la solitude, Prométhée de Mannino est toujours seul dans sa chambre, mais visité par ses propres démons cauchemars, hallucinations qui renvoient vers les thématiques des changements climatiques, des guerres, des migrations, de l'exploitation de la planète, des vices de la paresse et de la procrastination face à l'injustice et à l'omnipotence de la logique instrumentale et pragmatique dans la sphère politique et financière.
Alors, pourquoi Prométhée dans cette pièce ?
Le Prométhée moderne signé par le metteur en scène Simone Mannino est en effet une tragédie philosophique, un manifeste scénique et un drame sur le vivre-ensemble en trois mouvements. Il est basé sur une réécriture originale librement inspirée de la figure mythologique de Prométhée. D'ailleurs, le mythe de Prométhée représente l'une des narrations les plus puissantes sur la relation entre l'humanité, la nature et le progrès. Dans cette réécriture, Prométhée est littéralement jeté du rocher à la mer. Renversant l'élément du feu, caractéristique de la punition traditionnelle infligée au Titan, en son opposé : l'eau.
Repêché et emprisonné dans un espace aseptique par une humanité qui a désormais remplacé les dieux, Prométhée, réuni à Hermès, son compagnon de chambre, et visité par de nombreuses apparitions, se confrontera à des questions fondamentales sur la nature humaine. Dans un contexte de début d'effondrement climatique et de profonde crise systémique, l'œuvre, en prenant pour temps 2072, explore donc la relation humaine avec la flamme de la techné, la connaissance, et avec la tentation de l'hubris, la folie, du désir sans limites de l'individu de la domination irrationnelle de la nature et du monde.
Le bleu dans le spectacle symbolise la Méditerranée : la dimension des ports qui sont les recoins de la souffrance humaine où se trouve le rocher de Prométhée et sa douleur. Celui-ci est imaginé par Mannino à l'instar d'une île blanchâtre, source d'hallucinations, d'élucubrations et de cauchemars. De sa solitude, celle de l'homme moderne, parvient la voix forte de sa conscience ; voix tantôt puissante, tantôt murmurée et parfois dite par les autres personnages de la pièce : "chaque homme tue ce qu'il aime".
C'est bien ceci, la tragédie de l'individu actuel et futur selon la pièce. Être qui devient asocial et seul par excès de perfection, d'attente, du désir de tout contrôler et de tout savoir. Ailleurs, vers sa fin, le spectacle parle d'amour. Dans ce monde dur, malgré la corruption et la soif de destruction auxquelles l'homme a cédé, il y a un brin d'espoir et de persévérance du bien.
Pourquoi le kangourou ?
Le kangourou, ce n'est pas le protagoniste dans la pièce, c'est l'antagoniste. Autrement dit, c'est un personnage qui vient marquer le contraste avec Prométhée. Il apparait de façon brève dans le spectacle, il a un espace de jeu de cinq minutes ou un peu plus. Mais c'est sur lui que tourne le message du spectacle. Le kangourou incarne la "Revanche de la nature". Il visite Prométhée dans sa solitude pour l'observer dans sa vieillesse, son ballottage et sa faiblesse. Il le voit en train de payer les atrocités de ses actes, son arrogance, ses défis non calculés à la nature, à Dieu : Zeus.
Alors qu'il cherchait sa propre gloire, Prométhée est rattrapé par le kangourou, son entourage, son milieu social qui le contredit, l'oppresse, coupe son désir de liberté et ne le laisse pas se reposer. Prométhée, dans la vision de Mannino, est un loser, un perdant : c'est le kangourou qui sort gagnant. L'animal, même s'il vient en posture de témoin, incarne une forte touche d'espoir. En l'occurrence, le kangourou symbolise bel et bien la hargne, la boxe, la vitalité, la puissance, la joie de vivre et la sexualité affirmée. Dans cette représentation, comme dans la vie, cet animal invite à sauter par-dessus les obstacles, à se battre pour réaliser ses rêves et à rebondir après un échec, même si la fin est tragique.

Quel message ?
La pièce, en résonnant avec la mythologie grecque, met en scène le châtiment, mais aussi la perdition, la catastrophe, l’ignorance, le désordre et la confusion dans lesquels est plongée notre mondialisation. La pièce met donc en relief la moitié lugubre de la tragédie d'Eschyle. En d'autres termes, elle ne montre pas l'épopée du départ et le geste défiant de Prométhée.
En plus des éléments visuels entre les lumières et les décors ainsi que des costumes en bleu en référence à la mer, cette coproduction italo-tunisienne propose un théâtre postmoderne où il n'y a pas vraiment d'intrigue et de message clair. Elle transmet plutôt une atmosphère, une ambiance. Théâtre dans lequel le public assiste à une performance le dérangeant, mais sans lui apporter de réponses définitives. En ce sens, l'approche artistique dans cette représentation est hermétique : elle montre comment le futur pourrait être, mais sans déterminisme et sans visibilité. Elle montre un progrès produisant des hallucinations et des démences. Heureusement, dans cette représentation déstabilisante, il y a une touche féminine, sexy et glamour incarnée par Mariem Sayeh.
À mentionner aussi : Jamel Madani a excellé à la fois dans son jeu en italien, mais aussi dans l'expression du sentiment de lassitude, de fatigue et de colère impuissante de son personnage, Prométhée de l'an 2072. Pièce à voir, mais qui n'est pas sincèrement accessible et compréhensible facilement.
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