Le film "Agora" de Alaeddine Slim : le cauchemar n'arrive pas seul
- Mohamed Ali Elhaou
- 12 avr.
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 13 avr.
Le 11 avril 2025 à l'espace Rio à Tunis, c'était l'avant-première du film Agora du réalisateur Alaeddine Slim, né en 1982. En réalité, le film a commencé son parcours en Europe depuis aout 2024 et a été tourné en 2023. Il sortira dans les salles tunisiennes le 16 avril courant. D’une durée de 1 H 40 minutes, a pour décors, entre autres, les villes tunisiennes, les minarets, l'abattoir, le marché, le bac de Tunis et des lieux la plupart du temps invisibles au citoyen : les grandes déchetteries.

Ce long métrage, le troisième du réalisateur, qui vit principalement en Europe, s'appelle l'Agora. En effet, après sa première mondiale au Locarno Film festival 2024, ce long métrage est coproduit entre Exit Productions (Tunisie) avec l'appui du CNCI, du ministère des Affaires Culturelles et Cinenovo (France). Les deux précédents films de Alaeddine Slim sont Tlamess, qui a valu la reconnaissance du talent du réalisateur essentiellement par ses paires, notamment lors de la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes en 2019. Quant au premier long métrage du réalisateur, il s'appelle The last of us. Ce film a obtenu, entre autres récompenses réservées aux films d'auteur, le Tanit d’Or de la compétition première œuvre "Prix Tahar Chériaa" aux Journées cinématographiques de Carthage (JCC) en 2016.
Ce troisième long métrage réunit, en outre, une palette de comédiens confirmés dans l'art du comédien, à savoir : le Grand Fethi Akkari, Noomen Hamda, Sonia Zarg Ayouna, Slim Dhib, Neji Kanaweti, Bilel Slatnia et Majd Mastoura.
La forme de cette fiction
L'Agora recèle de très beaux mouvements de caméra, des travellings très bien travaillés, une sonorité parfaite, un travail sur la plastique des acteurs, leurs costumes, leurs visages et leurs maquillages. Aussi, avec une très bonne recherche sur l'usage de la lumière à l'écran, il y a des plans captant la foret, l'aube, le garage, les minarets et les cités populaires. Aussi, il y a l'usage des "beauty shots" ou encore le placement de la caméra dans des endroits inimaginables. À certains moments, le spectateur aperçoit des couleurs vives, des paysages sonores ambiants avec une attention méticuleuse portée sur le détail que l'on ne remarque pas tous les jours, comme la recrudescence des sachets en plastique. Ces éléments placent en immersion le public dans l'univers lugubre et parfois insupportable désiré par le metteur en scène.
Esthétiquement, cette œuvre est de l'ordre de ce que l'on peut qualifier du cinéma théâtral. Ceci par trois éléments. Premièrement, les comédiens qui sont mobilisés dans cette fiction proviennent principalement du monde du 4ᵉ art, en dehors peut-être de Majd Mastoura et dont le jeu mise, avec une grande intensité, sur le non-verbal.
Deuxièmement, la symbolique utilisée tout au long du film est à la fois critique et engagée. Elle apprivoise la mort, l'atrocité et en même temps dans certains plans la grande quantité de sang déversée, des chiens brulés, des corps jetés en pâture, des poissons morts, etc. Ces moments peuvent être choquants pour le spectateur et brouille sa capacité d'encaisser l'horreur mise en scène dans cette fiction.
Troisièmement, l'intrigue du film est profondément théâtrale, car le spectateur est devant une situation dramatique, catastrophique, causée par le changement climatique et par l'absence de politique. La théâtralité réside en fait dans l'aspect énigmatique des éléments de réponse : le spectateur demeure devant un mystère ne contenant pas une narration explicite. L'Agora, le film, montre ainsi une cité complétement en état d'insalubrité. Cité dans laquelle la maladie guète tous les personnages, porte une menace sérieuse sur leurs corps et condamne fortement leur existence et leur quotidien, par l'absence du strict minimum : une nourriture saine, par exemple.
À ce titre, certaines séquences du film montrent une société au sein de laquelle les agriculteurs produisent des aliments pourris, la mer quant à elle déverse désormais une grosse quantité de poissons morts chaque jour.
Dans cette intrigue donc, il n'y a pas à proprement parler de protagoniste. En vérité, les héros du film sont le corbeau et le chien. Ces deux animaux, en état de coma, s'interrogent sur l'existence humaine et le niveau d'absurdité à laquelle est parvenue. Alaeddine Slim, dans cette perspective, place l'animal au-dessus de l'humain. Il renverse les codes : la nature est ainsi au-dessus de la culture. Son film est donc très critique à l'instant présent, à la façon de vivre et à l'incapacité du politique à mettre fin à la misère et au danger.
Le fond du film
L'Agora dans la civilisation grecque, c'est bel et bien le lieu du commun, de l'exercice de la démocratie et c'est aussi l'espace de la gestion des affaires de la cité et de la délibération. Dans le film, Alaeddine Slim pose cette question avec une approche marxiste dans laquelle la religion serait l'opium du peuple, surtout au moment de la gestion des crises. Cet aspect est saillant à travers le personnage de Noomen Hamda dans le rôle de l'Imam de la mosquée.
Le film montre également que la solution typiquement policière ne peut pas résoudre les maux de cette société dans laquelle les animaux souffrent au même titre que les humains par la prolifération des épidémies et le dérèglement climatique. Aussi, la science incarnée par les personnages des médecins se trouve impuissante. Ce qui est intéressant, c'est que le metteur en scène en posant cette question demeure dans le style indirect. En d'autres termes, rien n'est présenté de manière directe, c'est là que réside l'attrait pour cette fiction, où les spectateurs sont embarqués dans des problématiques qui demeurent sans solution, en dehors de la disparition et la décadence globale de la vie humaine sur la planète terre.

Sur le fond, le film s'interroge ainsi sur les pays qui n'arrivent pas à s'intégrer dans la mondialisation, dans la modernité, des territoires qui demeurent marginalisés, oubliés et où les problèmes s'accumulent sans fin. Le film et son réalisateur mettent, de cette manière, en scène cette incapacité à se développer pour ces contrées et à créer par conséquent le bonheur pour leur citoyen. Ce dernier resté engloutit dans la misère, la désorganisation et l'oubli. Il est bel et bien dans un "trou" comme le disent certains personnages de ce long métrage.
En substance, le film est, à vrai dire, un cauchemar, il est conçu de cette manière. En cela, le monde théâtral dans notre pays excelle dans la mise en scène des cauchemars. La question qui demeure sans réponse à la sortie de ce film : pourquoi nos artistes, nos élites, adorent le pessimisme ? Pourquoi cet "art savant" est toujours dans la noirceur ? Le nihilisme, la critique sans perspective ? L'impasse ? Il semble que nos artistes ont oublié une chose simple, rien ne peut être construit dans une société sans espoir, dans la démoralisation généralisée.
Merci pour cet article, oui la question du pessimisme dans l'art est très intéressante.